Jésus dans le judaïsme de son temps
Difficile de classer Jésus parmi les écoles juives de son époque ! En sortant des versets de leur contexte, on peut tout dire à son propos. Quand il déclare : « que celui qui a une bourse la prenne » (Luc 22,36), il pourrait passer pour un capitaliste ; quand il chasse les marchands du temple, on voit facilement en lui un agitateur ; beaucoup d’autres déclarations font de lui un marxiste avant l’heure ou un messie de paix. En outre, plusieurs versets peuvent être interprétés de manières différentes. Par exemple, lorsque ses disciples lui présentent deux épées et qu’il répond : « cela suffit » (Luc 22,38), faut-il comprendre qu’il les rabroue ou qu’il estime, au contraire, que deux épées suffisent à son projet ? Bref : l’identité du « Jésus historique » reste aussi variable que la fantaisie des lecteurs des évangiles le permet ; il possède autant de visages qu’on peut vouloir lui en donner.
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Petit tour d’horizon.
Jésus était-il un essénien ?
S’appuyant sur quelques éléments relatifs à son ministère, par exemple sa fréquentation des déserts, le recours au baptême, le rejet des richesses, l’espérance dans la résurrection, certains en ont fait un essénien.
Cette façon de vivre le judaïsme, que l’on peut appeler indifféremment « secte », « parti », « école », « philosophie », est aujourd’hui relativement bien connue grâce à la découverte, en 1947, des fameux manuscrits de la mer Morte, supposément produits dans ce milieu. On découvre un groupe plus divers que ne le laissaient supposer les sources littéraires. Pour le dire simplement, il existe de nombreuses manières d’être un essénien. Ainsi, la figure de Jésus et son message trouvent facilement des échos dans ces parchemins.
Mais il ne faut pas non plus tenir pour minimes les différences : les esséniens sélectionnent rigoureusement leurs membres ; ils pratiquent régulièrement des bains rituels afin de se maintenir en état de pureté ; ils mettent en commun leurs biens. De son côté, Jésus prétend appeler tous les hommes et s’approche même des étrangers ; le milieu de Jean le baptiseur et des premiers disciplines prône un baptême de repentance, une fois pour toutes et individuel ; Jésus incite ses interlocuteurs à vendre tous leurs biens et à les distribuer aux pauvres. Le « laxisme » de Jésus, dont les détracteurs peuvent dire qu’il est un « glouton » et un « ivrogne », un ami des gens de mauvaise vie (Matthieu 11,19 ; Luc 7,34), aurait sans doute scandalisé les esséniens. On s’étonne que ses disciples ne jeûnent pas (Matthieu 9,14 ; Marc 2,18), qu’ils ne se lavent pas les mains avant de manger (Marc 7,5) et qu’ils cueillent du blé un jour de sabbat (Matthieu 12,1-2 ; Marc 2, 23-24 ; Luc 6,1-2). Cela est très loin des règles strictes et des longues listes de punitions que contiennent les rouleaux de Qumrân.
Comme, du reste, les évangiles ne mentionnent jamais les esséniens, on peut supposer que ceux-ci se sont soigneusement tenus loin de ce prédicateur dans lequel ils ne se reconnaissaient pas.
Jésus était-il un révolutionnaire ?
L’autre école non mentionnée dans les évangiles est celle des révolutionnaires. On distingue en général deux partis : celui des sicaires, mené par une grande famille hostile au pouvoir romain et rêvant d’un pouvoir direct de Dieu sur tous les hommes, et celui des zélotes, né des prêtres inférieurs du temple aux premiers jours du soulèvement contre les Romains. Mais les deux partis sont apparus après la mort de Jésus : le premier dans les années 40, le second au cours de l’année 66. Toutefois, un esprit séditieux soufflait depuis le recensement de Quirinius et les attestations sont nombreuses de « brigands » ayant mené des opérations violentes, par exemple Jésus bar Abbas (Matthieu 27,16 ; Marc 15,7 ; Luc 23,18 ; Jean 18,40).
D’après quelques déclarations interprétées comme martiales, ainsi « je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée » (Matthieu 10,34) ou encore « que celui qui n’a point d’épée vende son manteau et achète une épée » (Luc 22,36), des chercheurs ont voulu voir en lui un révolutionnaire combattant pour la libération d’Israël. Au total, ce sont trente-cinq versets évangéliques (sans compter les références parallèles) qui sont allégué dans ce sens. En particulier, on notera que les disciples ne savent pas bien comment se situer à ce propos : « frapperons-nous de l’épée ? » demandent-ils (Luc 22,49) ; au jardin de Gethsémané, l’un deux recourt effectivement à la violence ; dans la liste des disciples, Simon est surnommé « le Cananite » (Marc 3,18), mot forgé sur l’hébreu qanna’, le zèle : on pourrait traduire « Simon le zélote » ; Jean est surnommé par Jésus « fils du tonnerre » (Marc 3,17). Bref : si l’on veut adopter cette lecture, alors les indices ne manquent pas.
Le contexte, pourtant, contredit souvent cette interprétation. Si les disciples recourent à la violence, Jésus s’y oppose et répare le mal commis. Quand on lui demande s’il convient d’user de l’épée, il répond : « laissez faire ! » (Luc 22,51) et les quatre évangélistes affirment qu’il a guéri le serviteur blessé par ses hommes. Quant au qualificatif de Simon, il est évident qu’il faut éviter l’anachronisme : cela ne peut pas faire référence à un parti né quarante ans plus tard, d’autant que les zélotes proviennent d’un milieu sacerdotal, ce qui n’est pas le cas de Simon.
Jésus était-il un champion de la cause populaire ?
Il est parfois affirmé que le combat de Jésus avait pour motivation, non sa haine des Romains, mais son souci de la justice sociale. Il aurait fait partie de ces « social bandits » qui écumaient la région, paysans ruinés par l’exploitation fiscale éhontée et n’ayant d’autre moyen pour vivre que la rapine et la violence.
Or, l’impôt romain était globalement léger, en tout cas à l’époque du Haut-Empire. En général, quand les Romains s’emparent d’un territoire, ils en réduisent les impôts. Ce principe ordinaire est attesté en Judée : les seuls témoignages d’impôts que l’on trouve des premières décennies de la présence romaine en Judée sont ceux d’allègements. Souvent les historiens veulent y voir la preuve qu’ils étaient trop lourds ; en réalité c’est l’habitude romaine de montrer sa bienveillance et d’acheter la paix sociale par des remises fiscales.
D’ailleurs, durant ces quelques décennies, la province s’enrichit. Les villes gréco-romaines se multiplient, les villas rurales aussi, la production semble croître et l’on voit, grâce à l’archéologie, de plus en plus de luxe se répandre dans toutes les catégories sociales. Il ne s’agit pas de prétendre que tout le monde était riche, bien sûr ; mais il ne faut pas non plus croire que tout le monde s’appauvrissait.
Jésus était-il un sadducéen ?
Une autre école fameuse est la secte sadducéenne, sur laquelle on peut être plus bref. Les sadducéens, s’appuyant sur les cinq premiers livres de la Bible, ne croyaient pas à l’existence de la vie après la mort, non plus qu’à la prédétermination ou aux anges. Ils étaient un groupe de lettrés examinant étroitement la Bible et dirigeant le temple de Jérusalem à partir de leurs interprétations. La plupart étaient riches. Ils voulaient à tout prix empêcher le peuple d’accéder au temple, tant ils se méfiaient de la piètre piété populaire. Ils craignaient par-dessus tout que, si un illettré montait au sanctuaire, ne connaissant pas les lois bibliques, il entre en état d’impureté et souille de son péché la maison de Dieu.
Rien, dans ce portrait, ne rappelle la prédication ni l’action de Jésus, qui parlait d’anges et de résurrection, qui voulait amener chacun à se rapprocher de Dieu et dont la mort a valu le déchirement du voile qui séparait en deux le sanctuaire. Les rares attestations de sadducéens dans les évangiles et les Actes des apôtres les montrent en conflit.
Jésus était-il un pharisien ?
La seule école qui reste alors est l’école pharisienne. Les évangiles mettent en évidence les contradictions entre Jésus et ces gens, aussi a-t-on gardé d’eux une mauvaise image. Ce que l’on connaît d’eux par Flavius Josèphe (qui a embrassé cette doctrine) et par la Mishna et le Talmud, littératures que l’on estime en général produite par des héritiers de leur cercle, s’avère beaucoup plus nuancé.
Déjà, il faut avoir conscience de la grande diversité de cette école, qui n’était pas monolithique. Au temps des maîtres pharisiens Hillel et Shammaï, dit-on dans le Talmud (Sanhédrin 88b), il existait deux Torah ! Shammaï étant mort vers 30 de notre ère, cela nous situe à l’époque du ministère de Jésus. L’école pharisienne était alors partagée entre une « maison » rigoriste, celle de Shammaï, et une autre plus souple, celle de Hillel. Le premier, dit-on, refusait de s’approcher des étrangers pour leur enseigner la loi de Dieu ; il aurait même refusé de donner à manger à son fils malade un jour de Yom Kippour, afin de respecter la loi. Shammaï, au contraire, disait : « Ce que tu n’aimes pas qu’on te fasse, ne le fais pas à autrui ; c’est toute la Loi, le reste n’est que commentaire » (Talmud, Shabbat 31a). Hillel estime que la loi ne peut pas contraindre un homme à faire le mal ; en situation difficile, il n’a pas d’hésitation à inciter à désobéir au commandement. Pour lui, le but de la Loi de Dieu est la vie, et non le contraire.
Qui donc reproche à Jésus de violer le sabbat, de n’être pas en état de pureté rituelle ; qui scrute ses actions et s’en insurge ? Possiblement des pharisiens shammaïtes. Mais ils ne sont pas les seuls pharisiens ; les hillélites, même si leur maître était mort avant Shammaï, se sont maintenus ; c’est cette école qui a refondé le judaïsme après la destruction du temple. Les pharisiens qui tournent autour de Jésus ne sont pas les ancêtres des Juifs actuels, héritiers plutôt de leurs adversaires, les hillélites. Or, ce qu’on lit de Hillel ne manque pas de rappeler la prédication de Jésus.
Et si Jésus n’appartenait à aucune école ?
Arrivé au bout de cette analyse, on voit comme les témoignes concernant Jésus se prêtent à toute assimilation. C’est normal. Juif de Judée, héritier de la Bible et évoluant dans un monde qui a fait de la Loi divine la loi civile, il partage beaucoup de ses idées avec ses contemporains. Mais il s’en distingue sur plusieurs aspects et ce sont ceux-là, finalement, qui s’avèrent les plus significatifs.
Si la proximité de Jésus avec les pharisiens a quelque chose d’intéressant, elle n’est pas certaine et peut être rejetée. Jésus ne fréquente pas les écoles pharisiennes ; il n’a pas de relation avec les maîtres de cette secte et semble continuellement extérieur aux partis de son temps. En cela non plus, il n’est guère différent de la majorité de ses contemporains. Chacune de ces écoles ne représente qu’une poignée de Juifs ; ceux qui, un peu riches, ont du temps à consacrer à l’étude et savent lire. La majorité peut avoir ses opinions, possiblement assez proches de l’interprétation plus souple d’un pharisien comme Hillel, mais cette majorité a d’autres réalités, plus pragmatiques, qui l’éloignent du travail d’exégèse biblique.
Il n’y a nul besoin de vouloir insérer Jésus au forceps dans l’une ou l’autre de ces écoles. Issu du milieu de l’artisanat galiléen, il devait avoir un niveau de vie relativement moyen sans être pauvre et avoir été éduqué à l’écart des grands maîtres de l’époque. Ses idées ne reflètent sans doute pas celles d’un parti tout entier dont il ne serait qu’un porte-parole ; elles sont siennes, témoins de son époque dans toute sa complexité.